06.06.2017
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Algorithmes, IA, Pharmakon
Comptes-rendus
Questions (formulées essentiellement à partir d’extraits d’interviews de Mark Hunyadi ou de revue critique de son livre)
- Paradoxe démocratique ? Avancer comme des hamsters dans leur roue ?
- Pourquoi l’être humain d’aujourd’hui, héritier des Lumières et émancipé, semble-t-il accepté de se cadenasser à rythme cadencé dans pléthore de « chartes », de règlements, d’obligations et d’interdits, comme en autant de « fais pas ci, fais pas ça », sensés lui garantir santé, paix et bonheur ? Pourquoi s’enferre dans ses modes de vie et se conforme aux exigences du modèle d’un bon travailleur, d’un bon consommateur, s’adaptant aux conformisme d’un monde uniformisant et se fondant dans une normalité rassurante autant qu’aliénante ?
- Avons-nous abandonné en chemin la question « antique » de ce qui serait bon et juste pour la société prise collectivement ? Se pourrait-il que, focalisés sur nos droits individuels, nous ayons fabriqué un monde garanti 100 % éthique (sur le papier) mais parfaitement déplorable, voire pathétique dans ses modes de vie ? Suffit-il de se penser libre pour l’être vraiment ?
- Paradoxe éthique ? Blanchir le système ?
- Trop d’éthiques éclatées entre le médical, la finance, le management, tuent elles l’Éthique avec un grand É et nous empêchent-elles de mettre le monde et nos vies en conformité avec nos souhaits profonds ? Trop de petites libertés individuelles tuent-elles ainsi notre liberté tout court ? Mais quelle grande éthique serait alors possible ?
- Le questionnement politique du monde et de son sens plutôt que la recherche d’un superprincipe moral déconnecté de toute application quotidienne peut-il nous aider à en sortir ?
- L’éthique des affaires, de la médecine, de l’environnement, du travail…, les règles morales — ce qu’Hunyadi appelle la « petite éthique » remettent-elles réellement en cause le système dans lequel nous vivons ? Ou font-elles tout le contraire ? Loin d’interroger nos modes de vie et le système qui nous les impose, les renforcent-elles et les légitiment-elles ? Comment ? Pourquoi ? Pour qui ? A qui profite ce consentement ?
- La petite éthique est-elle faite, comme l’argumente Hunyadi, pour que le système puisse se reproduire sans frein, pour le « blanchir » ? (Pour illustrer son propos Hunyadi prend l’exemple suivant : « A la moindre opération médicale, pour le moindre ongle incarné, on vous demande de signer un formulaire de consentement. Votre liberté, votre autonomie sont donc préservées. En revanche, tout le monde se fiche de la déshumanisation globale de la médecine : aucun comité de réflexion ne s’attaque de façon convaincante au système médical technologisé qui s’impose jour après jour. Même chose pour la robotisation : quand un nouveau robot est lancé sur le marché, il doit être approuvé par des comités éthiques chargés de certifier qu’il ne fera pas de tort à l’usager, qu’il ne blessera pas d’enfants, etc. Mais que notre monde se robotise à tout-va, avec des conséquences anthropologiques profondes, voilà qui échappe à la réflexion commune. Et ainsi de suite. Les petites éthiques servent donc essentiellement à mettre de l’huile dans la machine… pour mieux assurer la pérennité de cette dernière ! »)
- L’éthique libérale est fondée sur la distinction stricte entre sphère publique et sphère privée. Ne peuvent relever de la délibération publique que les questions de justice, qui nous concernent tous. Quant au bien, aux valeurs, ils sont relégués au domaine privé… Ce grand partage libéral remonte à Locke qui, dans sa Lettre sur la tolérance, en 1689, a expliqué que ce qui relève de la conscience individuelle — notamment le salut de notre âme — ne devrait pas être du ressort de la puissance publique. Immense conquête ! Et certains penseurs contemporains, comme John Rawls, affirment que forger le bien commun, c’est prendre le risque de l’imposer à ceux qui ne le partagent pas, idée insupportable aujourd’hui. Cette pensée n’est-elle pas paradoxale ? devons-nous craindre plus le fait de réfléchir ensemble sur des modes de vie auxquels nous adhérons sans forcément les souhaiter que le fait qu’ils nous soient imposés par les industriels ? S’occuper de notre bien-être, n’est-ce pas s’attaquer au principe fondateur du libéralisme politique – la liberté pour chacun de décider de la façon dont il vit ? La victoire de l’individu s’est-elle transformée en victoire du système ?
- Tout est fait par le système, aujourd’hui, pour qu’on évite de réfléchir. Le système se nourrit de la défense de notre « way of life » — cette « douce tyrannie » —, pas étonnant qu’il défende mordicus les droits individuels ! Sauf que l’éthique individuelle se tord en son contraire comme le ruban de Möbius et sert désormais à notre asservissement : la victoire de l’individu s’est transformée en victoire du système. Quant au sentiment d’impuissance que ressentent les gens, il fait intégralement partie de la reproduction du système. Le discours de l’inéluctable est son arme fatale ! Exposer les modes de vie à une critique collective est donc déjà un geste politique. Aujourd’hui, comprendre, c’est transformer. N’est-il pas temps de retourner la 11e thèse de Marx contre Feuerbach, qui disait que les philosophes ont passé leur temps à comprendre le monde et qu’il est temps de le transformer ?
- Notre société a-t-elle renoncé à la critique de son fonctionnement ? Ou, plus précisément, a-t-elle substitué cette critique, globale, par une autre, strictement limitée au respect des droits individuels ? On critique, on évalue chaque élément du système par le biais de quantité de chartes et de comités d’éthique mais le système en tant que tel, lui, ne demeure-t-il pas en dehors des radars ?
- De quoi est faite cette morale qui s’immisce dans toutes les strates de la vie sociale par le biais de chartes éthiques ? La clé de voûte en est les droits individuels avec deux principes centraux, le principe de la résolution symbolique des conflits (c’est-à-dire sans recours à la force) et celui de l’égal respect (chaque individu doit être doté de droits identiques et à la même hauteur que les autres). L’application de ces principes aboutit à une éthique de la protection des individus. Cette éthique-là, omniprésente mais restreinte, centrée sur quelques principes et quelques règles, ne s’est-elle par retirée du monde ?
- La robotisation avance toute seule, «petits pas par petits pas, sans que personne l’ait réellement voulu». Chacun ne participe-t-il pas à cette progression sans le savoir ? Chaque achat d’un objet technique ne vaut-il pas comme acquiescement tacite à un projet qui n’a été le dessein de personne mais que nous n’avons plus le choix de ne plus vouloir ?
- Cette éthique resserrée autour de quelques principes de juste conduite ne permet-elle pas «une véritable opération de blanchiment éthique ? Si les droits individuels sont respectés alors est-il encore nécessaire de se poser des questions ou de formuler des critiques ? Le blanchiment éthique n’aboutit-il pas à un renforcement du système tel qu’il est, à un «conservatisme du fait accompli» ? La morale restreinte ne laisse-t-elle pas le monde aller selon son libre cours ?
- Cette sélectivité de l’éthique est-elle vraiment neuve ? Ne puise-elle pas sa source très loin dans la tradition philosophique occidentale ? Chaque école philosophique, hier comme aujourd’hui, des stoïciens à Jürgen Habermas, n’a-t-elle pas défendu son propre principe moral au risque de ne pas prendre en compte de larges pans de la palette du monde ? La pensée libérale n’en a-t-elle pas fait son axiome: au nom de la séparation entre sphère publique et sphère privée, la seule éthique partageable est l’éthique restreinte à quelques principes minimaux, une éthique qui ne se prononce plus sur le cours général des choses ?
- Une éthique globale, selon la pensée libérale, lève le spectre du paternalisme et de la répression. Or se retirer du monde, n’est-ce pas l’approuver tel qu’il va ?
- Centrée sur les principes, l’éthique s’est-elle retirée du monde alors même que c’est ce monde, globalisé et impérial, qui requerrait de toute urgence un jugement éthique global ?
- L’éthique est-elle devenue une « vassale du système » ? Servons-nous de « feuille de vigne », donnant un blanc-seing aux avancées tous azimuts des sciences ?
- Lorsque nous nous arcboutons sur les libertés individuelles, n’est-ce pas comme si nous luttions avec acharnement pour la liberté de choisir la couleur des briques de notre propre prison ?
- S’agissant d’éthique globale, l’empereur est-il nu ? L’emphase mise sur des droits individuels toujours plus nombreux et affinés, dont chacun exige haut et fort la concrétisation, ne doit-elle pas être revisitée dans un sens plus frugal et solidaire ?
- o Peut-on laisser se déployer sans fin des systèmes qui déterminent à leur guise nos modes de vie, c’est-à-dire cela même par quoi nous sommes en contact avec le monde ? La réflexion et l’action peuvent-elles briser cette extension implacable et anonyme d’un système qui, jour après jour, renforce à travers nous les conditions de son emprise, ne nous laissant d’autres choix que de collaborer à sa marche triomphante ? Marche triomphale du système : expulser toute réflexion, s’en tenir aux problèmes techniques à résoudre, gérer sa parcelle du grand potager ? Obtempérer à ses ordres par peur de ne plus en être, se mettre au garde-à-vous de l’inéluctable ? Parler au futur, jamais au conditionnel, parler comme si demain était déjà aujourd’hui, ignorer l’hypothèse de l’avenir, en faire une certitude… ?
- Le cynisme de cette « éthique restreinte » (« restreinte en ce qu’elle se cantonne à la défense de quelques principes particuliers dont le respect renforce mécaniquement le système qu’ils blanchissent ») se résume dans une sorte de dilemme : d’un côté, elle laisse l’impression que nous sommes dans une société de plus en plus éthique (la notion étant elle-même presque tombée dans le sens commun, devenue un mot-valise), mais de l’autre, Hunyadi nous indique que cette éthique a perdu toute velléité de poser un regard critique sur le système lui-même (la réflexion critique étant pourtant l’une des caractéristiques majeures de l’éthique, au sens philosophique du terme). Hunyadi dénonce alors son vrai rôle, celui de façonner un individu, ses modes de vie conformément à une certaine vision du monde : « L’éthique restreinte, tout omniprésente qu’elle soit, est en réalité une éthique de l’abstention et du conformisme généralisé. Il faut même parler ici d’un « conservatisme du fait accompli » » (p. 27). Cette forme éthique, « vassale » du libéralisme, devient un moyen permettant de cautionner l’hégémonie, l’emprise d’un système et ce, au détriment d’une éthique publique, globale, non parcellisée capable d’amener à réfléchir sur ce qui constitue l’intérêt général, « sur le cours général des choses », sur le « commun », fondé sur une adhésion et une action collectives. L’Éthique « élargie » est dévoyée dans ses fondements, neutralisée dans sa finalité critique et dans sa capacité à faire sens.
- Hunyadi réfléchit à un niveau de généralité tel qu’il rend le système qu’il évoque désincarné ; ensuite, il mobilise le concept d’éthique sans l’avoir réellement discuté conceptuellement : qu’est-ce qui relève de la morale, de la déontologie, de l’éthique, bref des normes, des règles et des valeurs ? La « Petite éthique » n’épouse-t-elle pas les grands traits de « l’éthique de conformité » (Produit d’une idéologie managériale issue de l’éthique des affaires (logique de Command and control). Sur ce point, voir par exemple Stanbury Jason., Barry Bruce, « Ethics Programs and the Paradox of Control », Business Ethics Quaterly, n° 2, vol. 17, avril 2007) sans que les travaux sur ce point soient mobilisés par Hunyadi ?
- A quel jeu jouent les industriels ?
- Google joue-t-il à un jeu pervers ? d’un côté, elle n’arrête pas de mettre sur le marché des innovations appétissantes, la Google Glass, la Google Car, la médecine connectée, etc. ; de l’autre, elle nous prépare à adhérer — non sans une certaine jouissance puisque nous sommes tous accros à ses produits — à un monde entièrement numérisé. Lorsque nous surfons sur son moteur de recherche, ou sur Gmail, avons-nous conscience des dangers du projet transhumaniste qui se cache dessous ? Google a-t-il avant tout en tête la prospérité de son entreprise ou le bien-être de l’humanité ?
- L’ingénieur en chef de Google, Ray Kurzweil, est un des pontes du transhumanisme, doctrine qui prône l’amélioration de l’humain grâce aux quatre technologies majeures de notre époque — les nano et biotechnologies, l’informatique et les sciences cognitives — appelées à converger jusqu’à abolir la mort. Kurzweil évoque publiquement l’année 2041 comme date charnière où les machines prendront le pouvoir sur nos existences. L’idée de Google, et de tous les grands acteurs du système, est-elle de nous accoutumer à ce monde et d’empêcher, par le confort qu’il nous offre, que nous nous interrogions sur la place réservée à l’humain ?
- Quid de la domination sociale, qu’Hunyadi dénonce tout au long de son ouvrage, et son corollaire : la résistance à cette domination (ce qui aurait permis d’équilibrer un peu le tableau – La vision déterministe que l’auteur livre de la bureaucratie contredit par exemple les travaux de Michel Crozier qui montrent les résistances, les marges de manœuvre de certains acteurs) ? À cette fin, l’évocation des travaux de James Scott (par exemple, La domination et les arts de la résistance, Paris, Éditions d’Amsterdam, [1990] 2009) aurait été une valeur ajoutée.
- A quel jeu jouent les politiques ?
- La déresponsabilisation politique nous guetterait par le biais des modes de vie ? Est-il responsable pour les politiques, s’abritant derrière l’excuse de ne surtout pas vouloir « freiner le progrès » de faire confiance aux chartes et autres règlements des industriels et des sociétés comme Google pour nous « protéger » ? Si les industriels ont en tête la prospérité de leur entreprise, pas le bien-être de l’humanité et si les politiques leur font confiance, qui s’occupe de notre bien-être ?
- Cette « éthique de la civilité », des principes (respect de la dignité humaine, des droits de l’homme, des libertés individuelles…), qu’Hunyadi définit comme un système de règles à respecter fondé sur « des principes de juste conduite », est-elle à l’origine de la « déresponsabilisation politique » et de « l’irresponsabilité morale » ayant laissé s’installer un système de domination imposant sa définition des modes de vie, ses propres attentes, alors même qu’ils sont un élément substantiel de l’humanité ?
- Face aux dérives de la mondialisation, de la marchandisation et du capitalisme financier, au développement de l’individualisme et du culte de la performance, aux avancées et aux risques biotechnologiques, au démantèlement des collectifs, à la normalisation des comportements… qui ont une influence sur nos modes de vie, l’éthique et le politique sont-elles encore en position d’apporter la contradiction, de juger, d’évaluer ces situations ou d’évoquer des alternatives ? Ces questions de responsabilités sont-elles encore discutées collectivement dans la sphère publique ?
- Briser la neutralité libérale ?
- Grande opération de blanchiment éthique, dénonce le philosophe, par laquelle cette éthique minimale entretient en réalité la « cage de fer » des modes de vie. Comment en desserrer l’étau ? En cessant d’idolâtrer la liberté individuelle pour redécouvrir une puissance critique commune par l’institution d’un « Parlement des modes de vie », un « agir commun orienté vers le monde et non vers les principes » ?
- L’instauration d’un « parlement virtuel des modes de vie », à l’échelle européenne, pourrait-elle permettre de rendre à l’être humain sa pleine liberté, de laisser sortir le hamster de sa roue ? Une telle institution permettrait-elle de penser globalement et d’agir collectivement, comme remède à la dispersion individuelle ? Mais qui mobilisera les foules endormies dans le confort des modes de vie consentis ? Quelles seront les valeurs appelées par M. Hunyadi, et dont les citoyens réinvestis de leur pouvoir social et politique doivent se réclamer, si elles sont déconnectées des principes philosophiques ou religieux ? Et quelle force concrète opposer aux institutions existantes et à un système qui n’a pas de visage ?
- Comment expliquer cette absence criante d’une institution politique capable de répondre à cette question très simple : quelle société désirons-nous ?
- La Tyrannie des modes de vie est un appel au changement. Pour stopper la marche du système. Pour permettre aux citoyens de participer, vraiment, au monde dans lequel ils vivent. Comment mettre les modes de vie au centre de l’éthique ? Une institution comme un parlement virtuel des modes de vie, qu’Hunyadi propose, permettrait-il de lever la frontière entre sphère privée et sphère publique et d’oser poser la question du commun ?
- La création d’un Parlement des modes de vie peut-elle remplacer la « Petite éthique » qui sert à pasteuriser un système insoutenable par une « Grande éthique » porteuse de sens, avec des options mûrement débattues ? Cette « troisième chambre parlementaire » réussirait-elle à mettre au défi le système démocratique où chacun vote pour l’essentiel selon son intérêt propre à court terme ? A condition d’éviter une République despotique des Sages, permettrait-elle de faire passer la démocratie à un âge/palier supérieur ?
- o Même s’ils ne sont pas mobilisés par Hunyadi, certains travaux sociologiques (par exemple, ceux de la sociologie de la gestion autour des conséquences de la gestionarisation de la société à travers la prolifération des dispositifs de gestion pour ne citer qu’eux) aboutissent à des diagnostics similaires à celui qu’il pose dans son ouvrage. La discussion pourrait alors porter sur les solutions que ce dernier propose. Comment multiplier ce type d’ouvrages accessibles à des non-initiés permettant l’amorce d’un dialogue interdisciplinaire autour d’un objet commun ?
- Des solutions existent-elles ? Elles doivent permettre de remettre de l’ordre dans notre « architecture morale et politique » et obligent à repenser l’Éthique, à lui redonner sa vraie légitimité. Pour ce faire, Hunyadi préconise de développer un « lieu institutionnel » permettant de poser collectivement la question des modes de vie ? Pour cela, il convient de redonner ses lettres de noblesse à la politique, la sortir de sa position de neutralité au nom du respect des droits individuels. Le champ politique doit réinvestir la vaste zone des modes de vie, c’est-à-dire les questions de l’intégration, de la socialisation et redonner à la société civile les moyens d’agir sur « le spectre des activités sociales », en quittant le niveau des principes (critique adressée à John Rawls) pour celui des expériences sociales. Pour ce faire, Hunyadi avance l’idée d’un « Parlement des modes de vie » chargé de définir les enjeux communs (parmi lesquels la remise en question l’emprise du système sur la définition des modes de vie et au-delà, potentiellement, du système lui-même) et de permettre au plus grand nombre de se les réapproprier (démocratie participative comme mode de régulation). Les réseaux sociaux, en tant qu’outils démocratiques, peuvent-ils faciliter l’avènement et le fonctionnement de cette « institution virtuelle » ?